JOURNAL DE BORD – REWRITING UN EMPIRE:
RÉÉCRITURE #1
La traduction Google est une excellente manière d’aborder la réécriture parce qu’il s’agit d’un remède à la phobie de la page blanche. Le fait d’avoir du matériel déjà présent contribue à oublier notre complexe shakespearien et à se doter temporairement d’un outil nécessaire : la conviction profonde que l’on a le droit d’écrire, tout écrire.
Mon processus a débuté avec l’extraction du matériel textuel. J’ai décidé avant la réécriture d’adhérer aveuglément à l’idée que je suis une éponge, un catalyseur social et sensoriel efficace et intelligent, ce qui me permet de faire confiance au matériel engendré, mais surtout de ne pas trop identifier son propriétaire. J’avais conscience que l’entité Hamlet est au-dessus de moi, mais puisque c’est de ma main que j’allais écrire la scène, il a fallu que je trouve une manière de m’approprier ce corps étranger. Ma scène aurait été autre si j’avais écrit à un autre moment de la journée, si je n’avais pas fréquenté telle ou telle personne, écouté ceci ou cela. Plusieurs bribes de chansons y figurent d’ailleurs. Bonne chasse. Indice : musiciens anglais populaires. J’ai relu la traduction Google et avec le schéma de la scène en tête, j’ai balayé la traduction Google du regard de façon à avoir une vue floue et générale des mots, de leur graphisme et de leur matérialité. Il y a certaines parties de la traduction que je tenais à conserver, des coups de cœur, des étrangetés. La traduction Google est d’une grande influence sur mon texte, ne serait-ce que pour son autorisation au délire. J’ai écrit environ six pages de matériel (voir annexe B – matériel textuel, scène 3, réécriture #1).
Tout se permettre. Dès qu’il y a censure ou dédale, s’arrêter ou y creuser jusqu’à épuisement. L’important c’est que l’esprit évolue suivant un rythme quasi constant, sans que les mains ne le suivent toujours, mais que la fluidité du débit ouvre une multiplicité de chemins pour les idées. Sans forcer l’esprit, il faut trouver l’équilibre entre le laisser-aller et la concentration à la tâche. J’ai préféré me garder des portes de sortie, par exemple une feuille-brouillon et un crayon à côté de mon ordinateur, ainsi qu’une colonne blanche à côté du texte, seulement lors du tri, pas de l’écriture. Au cours de l’extraction du matériel, j’ai passé par des zones grises, des complexes, des défauts, des hontes, sans jamais y pénétrer, je ne les ai que survolés, comme mes yeux devant la traduction Google. L’idée d’une présence sous sédatif, mais à l’affût, hyper-sensible, une présence de l’entre-deux. Le dernier facteur qui enclenche l’écriture, et sans doute le plus important, ne relève que de l’inexplicable. Je suis persuadée que c’est dans cet état d’ouverture et d’équilibre qu’il faut interpréter le texte résultant.
Le «médium» clavier a un rôle important, les erreurs de frappe lancent des pistes, la manipulation des touches ainsi que la musique du clavier sont une porte de sortie lorsque les idées sont à sec ou en bouchons. Tranquillement, j’ai réalisé que l'espèce de dialogue qui s’établissait entre le clavier ou mon esprit et moi-même pouvait être celui entre Hamlet et quelqu’un d’autre, ce quelqu’un d’autre est devenu Horatio. J’ai donc donné une orientation à mon écriture sans trop forcer les choses, parfois je me suis posé la question : «Que répondrait Horatio à ce moment?». Je ne me suis imposé aucune obligation en ce qui concerne les personnages, entrées, sorties, justifications psychologiques; j’ai utilisé Gertrude et Claudius comme des pions, comme des icônes, pour creuser un aspect des autres personnages autour d’eux; c’est un jeu d’équilibre après tout.
À la fin de l’extraction du matériel, j’ai élaboré un plan-squelette de la scène pour constituer la trame concrète sur laquelle j’allais fixer les sensations, les jeux langagiers et les images (voir annexe A - traduction Google scène 3). Au bout du compte, certaines caractéristiques formelles et structurales de la scène initiale s’y retrouvent et les actions majeures aussi, ce qui est fondamental dans le travail collectif. Hamlet fait un monologue sur sa position par rapport à Gertrude et Claudius, Claudius et Gertrude demandent à Hamlet de rester à la cour, quatre personnages entrent en scène : Hamlet, Horatio, Gertrude, Claudius. Au bout du compte, la scène peut être séparée en trois parties : a) la relation Hamlet/Horatio, b) le monologue d’Hamlet, c) la requête de Claudius. J’ai aussi exploité le filon qu’une de mes répliques favorites avait ouvert durant mes premières lectures d’Hamlet, c’est-à-dire l’image de viandes et de repas : ’’Thrift, thrift Horatio. The funeral baked meats did coldly furnish forth the marriage tables.»’’ (Shakespeare, 1995, p.82) J’ai fait le tri de façon plus ou moins systématique, j’ai gardé les coups de cœur inexpliqués, j’ai dosé quels jeux de mots pouvaient être valables dans la scène, certains hypodermiques («beef loing» et «éloigner») et d’autres épidermiques («Sassonnhmal»); à travers ce processus, j’ai souvent osé (image du «gravy»).
Au fur et à mesure que j’écrivais, j’ai perçu qu’Hamlet était un personnage très à vif, j’ai vu et essayé d’entretenir un désespoir inguérissable, une mélancolie à la fois élisabéthaine et moderne, une ironie qui semble vouloir rester jusqu’à sa mort. J’ai tenté de construire une complicité de béton, une complicité absolue entre Hamlet et Horatio, une complicité non-réaliste, une complicité-concept. Le côté très personnel du résultat vient de mon attachement à mes réminiscences de Hamlet, j’ai inclus des parties qui ne sont pas initialement dans la scène donnée, par exemple les «nuns» tirées de la «nunnery» de la scène de rupture entre Hamlet et Ophélie ainsi que l’idée de masque, de maquillage qui cache la nature des gens, idées qui se retrouveront dans ma scène 18. Ma réécriture fonctionne comme une citation de la pièce et plus particulièrement de la scène, mais avec quelques interférences.
La langue en est aussi une de l’entre-deux, j’écris un anglais décalé, puisque ce n’est pas ma langue maternelle. La barrière de la langue devient une liberté, un voile anti-censure qui permet d’ouvrir une valve d’imaginaire pour un certain temps sans filtrer ce qui en sort, il a fallu que je me convainque que ce tri allait être effectué plus tard. Voir l’écriture en anglais comme un emprunt éphémère sans condition. Le surgissement de l’anglais éprouve une médiatisation par la traduction et la distance sémantique qui permettent de percevoir la langue anglaise, et par extension la langue shakespearienne, comme une série de formes diverses, de formules et de structures de phrases souvent entendues, qui sont elles aussi réminiscences et qui laissent place à l’interprétation d’un comédien. L’écriture en français semble trop directe, froidement explicative à cause de l’absence de cette médiatisation. Je suppose donc que j’ai utilisé le français dans un contexte très allusif sans jamais désigner de sujet.
Pour améliorer ma réécriture, il faudrait rendre la présence du père plus palpable et peut-être rendre mon texte plus théâtral? Qu’est-ce qu’un texte théâtral? Il y a quelques actions physiques qui ponctuent les répliques… Je pense que l’activité qu’il faut déployer pour «remplir les trous» du texte est action, est vie. La théâtralité de mon texte, si théâtralité il y a, doit être puisée dans l’inconscient, dans la sensibilité personnelle de chacun. Toutefois, il faut porter une grande attention aux mots, leur allure, leurs sens, là est l’essentiel de la scène.
DIVERS
Horatio dit : «Fire!» à la page 2 de la version finale et il y aurait peut-être filiation avec la scène 21.
RÉÉCRITURE #2
La réécriture #2 s’est effectuée en une semaine et en équipe de deux; j’étais avec Véronique Girard. Les deux défis principaux de cette réécriture ont été la scène 18, c’est-à-dire la scène paroxystique de la pièce, et la conciliation de nos deux façons d’écrire, ainsi que de nos points de vue sur l’écriture. Véronique était restée conservatrice lors de la première écriture et elle souhaitait que je l’aide à enclencher son laisser-aller. Pour ma part, j’ai pensé qu’elle pouvait m’indiquer si mon texte était trop hermétique. J’ai exposé à Véronique ma manière de procéder pour acquérir une liberté dans l’écriture et le résultat de sa réécriture témoigne grandement de son effort de sortir du carcan de la raison. Nous avons réécrit la scène 18 chacune de notre côté, avons passé des commentaires sur le travail de notre coéquipière, avons apporté des modifications en conséquence et avons choisi le texte qui nous plaisait davantage, bien que les deux textes soient presque incomparables. Nous avons choisi le mien, qui s’éloignait davantage du texte d’origine et semblait offrir peut-être plus de possibilités d’interprétation.
COMMENTAIRES DE VÉRONIQUE GIRARD & RÉTROACTION DE MA PART
-Trouver un langage personnel à chaque personnage : Établir un langage personnel pour chaque personnage limiterait les possibilités de jeux de langue et en dirait trop sur les personnages, la forme assimilée par le lecteur-spectateur deviendrait ennuyante
-Rythme éloquent : Né d’un désir de ludique et appel au jeu physique
-Montrer plus clairement le sarcasme par rapport à l’harmonie familiale dans cette réplique de Gertrude : «When you caught it, just when the idea of establishing the thing you always wanted to be a falsy son it edges through the window and you disgracefully completed the meal with one of your arrhes jokes like your grandfather used to tell me.» (voir annexe C - réécriture #2, scène 18, version 1) : Prendre une photo de famille à cet instant-même
-Rendre plus compréhensible la réplique suivante : «Comme d’un remous d’une refoule et qui chair par en haut, ainsi ravalée et écharnée, je lui coupe-rose son flan et que mange que mange. I still don’t know what your’e looking for!» (voir annexe C - voir réécriture #2, scène 18, version 1) : Cette confusion marque la perte de pouvoir de Hamlet devant l’autorité et le surnaturel de son père, la confusion est ma façon de marquer son état désemparé
-Ponctuer davantage pour permettre une respiration plus aisée des acteurs : Ils trouveront une manière de couper le texte lors des répétitions, il s’agit d’un texte malléable et «tranchable» à volonté, un quart de livre s’il-vous-plaît
Puisque j’avais les mêmes appréhensions qu’à la première réécriture, en plus du fait que la scène 18 est une scène-pilier, j’ai décidé de procéder de la même manière pour m’autoriser l’écriture et surtout me l’autoriser pour une scène qui initialement était celle de ma coéquipière. Je ne voulais cependant pas exploiter exactement le même processus, j’ai décidé de me laisser la liberté d’y déroger. Ce glissement m’a donné l’impression de perdre un peu le contrôle sur mon écriture et ma peur de couper dans le matériel s’est faite croissante. Mes balises étaient de respecter la longueur de la scène Google et de transmettre les informations nécessaires avec les personnages requis. J’ai eu plus de difficulté à établir les priorités dans les informations à transmettre et dans les entrées et sorties des personnages. D’ailleurs, il y en avait plus qu’à la première réécriture (voir annexe D – traduction Google scène 18). Ainsi, il s’est avéré que j’exprimais les évolutions des sentiments et des états des personnages de plus en plus avec la forme du langage, par exemple, lorsque Hamlet revoit le spectre, son trouble s’exprime dans sa confusion langagière. Lors de l’écriture, j’avais en tête une partition chorégraphique. C’est-à-dire que l’aspect physique de la scène initiale, présent dans plusieurs versions que nous avons visionnées en classe, où d’abord il y a un meurtre et ensuite une agression, une violence physique entre le fils et sa mère, m’a influencé dans la forme de mon texte. Les passages qui pourraient être qualifiés de ludiques comme la répétition du mot «Yolks» (voir annexe C – réécriture #2, scène 18, version 1) laissent une grande place à la mise en scène et aux jeux physiques et «texturels». Je pense ne pas être complètement convaincue du besoin de véhiculer l’information, j’ai foi que l’amalgame du texte et de la mise en scène est amplement suffisant pour faire comprendre les enjeux dramatiques de l’histoire. Cependant, je comprends qu’une réécriture en groupe diminue certaines libertés, comme elle en démultiplie d’autres types. Ainsi, à ce stade, il est difficile de distribuer au texte et au geste leur lot de signes et d’information.
Certains traits de ma première réécriture se retrouvent dans la deuxième comme le côté amnésique de Hamlet et l’idée d’une petite bête Gertrude, une biche plus particulièrement, marquée au fessier par un fer rouge, victime et prédatrice à la fois. Aussi, c’est Hamlet qui décrypte Gertrude, qui la décrit comme telle et lit dans ses actions et ses états, c’est un peu ce qui lui permet de lui dévoiler ses sentiments personnels et jusqu’à ce jour vécus dans l’isolement.
J’ai épuré mon texte. Pour l’améliorer, il serait nécessaire de donner à Hamlet une agressivité et un désir de s’exprimer plus marqués dès le début de la scène. J’aime le côté humoristique présent dans la scène, je pense qu’il fait un contrepoids au drame familial.
DIVERS
En lisant Rosencrantz & Guildenstern are dead de Stoppard, j’ai vu qu’il mentionne aussi le mythe de Loth : «Lot’s wife» (Stoppard, 1967, p.16) ce qui m’a beaucoup surprise, puisque cette idée qui est présente dans mon texte est éclose de la sonorité du nom de Loth lors de l’extraction du matériel pour la seconde réécriture.
RÉÉCRITURE #3
Nous avons effectué la réécriture 3 à quatre personnes, Véronique Girard, Catherine Debard, Roxanne Robillard et moi. Nous avons décidé de travailler ensemble sur les scènes 17 et 18, afin d’en faire un segment continu de la pièce.
Pour la scène 17, la tâche principale a été d’épurer, le texte était un peu lourd. La force des actions contrastées de chanter «Guilty» et de vomir était presque suffisante. Le jeu grotesque du chapeau de fête rouge est aussi très éloquent et ouvre à plusieurs jeux de scène massacrants, oui, massacrants. Cette saturation de l’effet sur le spectateur permet des insères de poésie, afin d’enrichir l’expérience sensorielle. C’est ainsi qu’il faut aborder la séquence de la neige et de l’encre (voir annexe F – réécriture #3, scène 17, version finale), nous voulions transmettre cette sensation de froid, de douleur et de dégoût dans la solitude. Nous voulions aussi faire sentir le sentiment de petitesse de Claudius devant son frère et devant l’acte meurtrier qu’il a commis, c’est pourquoi il se dénigre. Il est important de s’approprier les mots comme véhicules du cauchemar surréaliste que présente la scène. Catherine Debard nous a parlé de la chanson «Animals» de Laurie Anderson, parce que nous faisions un rapprochement entre le comportement des personnages et celui des animaux. Les allégories bestiaires sont une manière de traduire l’état survolté et presque mythomane de Hamlet et de faire passer l’amertume de ses sentiments envers sa mère.
Il était difficile de plancher sur la scène 18 à quatre, puisque son écriture était très encryptée et manquait beaucoup d’information dramaturgique. J’ai donc décidé de faire un pré-nettoyage avant de le présenter à mes coéquipières. Au bout du compte, nous n’y avons pas retouché. Les majeurs problèmes étaient la longueur et le manque d’information. Je n’ai pas eu peur de couper, les mots qui ne résonnaient plus et les phrases que j’avais conservées parce que je les aimais bien, mais sans plus, ont été éliminés. J’ai décidé d’explorer plus en profondeur le mythe de Loth, c’est ce dont il est question dans la première réplique de Hamlet (voir annexe E – réécriture #3, scène 18, version finale). Il ouvre plusieurs pistes d’interprétation de la relation du triangle Hamlet-Hamlet-Gertrude. Dead Polonius est un personnage à demi présent. Il est presque davantage avec le public qu’avec les autres personnages, il ponctue leurs échanges, traduit leurs émotions et suspend le temps à travers une dérision des personnages encore vivants (ex. lorsque Hamlet termine sa réplique où il émet pour la première fois : «to kill a King», Dead Polonius parle avant même que Gertrude ne réagisse, ce qui suspend le temps rationnel, voir annexe E – réécriture #3, scène 18, version finale). La scène porte Hamlet dans son dernier souffle, je considère qu’il ne sera plus capable de raisonner ou de prendre le pouls du monde extérieur après ce dernier effort de communication. Bien que j’aie une peur de tout dire, j’ai glissé des informations essentielles de manière claire sans que celles-ci ne détonent trop d’avec le reste du texte. Ces déclarations deviennent l’aboutissement de triturations mémorielles et corporelles de Hamlet. La chanson modifiée «Port of Amsterdam» permet de connaître les sentiments de Hamlet envers Claudius et elle est l’aboutissement d’un croisement de désirs divers, d’un tiraillement entre la nostalgique fatigue de Gertrude et le désir en détresse de purification de Claudius; elle traduit aussi la non coopération de Hamlet devant la reine et le roi.