HAMLET Prononcez ce discours sans trébucher, de toute la ferveur de votre langue, comme je vous l’ai appris. Ne laissez pas les sons primaires se jeter hors de votre bouche sans macérations, comme le font les acteurs de chez vous. Au bruit de ces voix retentissantes, je souffre plus cruellement que les malheureux battus par la tempête. Peut-on supporter, peut-on souffrir pareille chose ? Je préfèrerais entendre les gémissements d’un taureau que d’ouïr mes mots récités par vos collègues impies. En voilà des trépignements, des cris, voilà mon âme enchaînée par les passions et traînée au mal. Après cela, comment pourrais-je me rendre Dieu propice ? Comment apaiser son courroux ? Peut-on supporter, peut-on souffrir pareille chose ? Que je ne vous voie pas lever vos mains au ciel sans en mesurer la portée, faites toute action avec tempérance. Celui qui ne sait pas résister à l’obscénité du spectacle, qui se montre si empressé à y courir, comment peut-il résister aux démons ? Je suis offensé jusqu’à la moelle quand je vois l’un de vos repoussants camarades tenter d’arracher une larme à l’ignorant chancelant. Comment supporter ces acteurs chantant des chansons lascives, faisant des gestes efféminés et déshonnêtes, lançant des paroles infâmes, se permettant toutes les ignominies que vous, spectateurs, vous pouvez concevoir, et encore vous vous penchez pour n’en rien perdre ! Peut-on supporter, peut-on souffrir pareille chose ? Ils ne sont capables que de perfidies et de bruits disgracieux. Aussi suis-je affecté de douleur et d’amertume quand je vous vois, comédiens, infectés d’un tel mal, et exposés à de perpétuels tourments. Peut-on supporter, peut-on souffrir pareille chose ? Je ferais fouetter de tels gaillards.
LES COMÉDIENS Monseigneur, nous réformer, parmi ceci et cela, différentes choses, nous ne pas vouloir retomber dans pareille faute.
HAMLET Il y a de vos camarades, que j’ai vus jouer, qui n’avaient ni la stature chrétienne, ni le flegme païen, ni par ailleurs le talent turc. Malgré cela les spectateurs s’obstinaient à croupir dans cette pourriture. Ces hommes, pensais-je, n’étaient que d’abominables imitations de la nature. Pour eux, les vents ont soufflé, les fleuves ont coulé, les semences ont germé, les plantes ont poussé et la nature a suivi son cours ordinaire : le jour a lui et la nuit a suivi. Ainsi servis par la création, ils ne trouvent mieux à faire que de tourmenter le tout-puissant et combler les vœux du démon ! Peut-on supporter, peut-on souffrir pareille chose ?
LES COMÉDIENS Monseigneur, ceux-là méritent châtiments sévères. Nous respecter votre autorité, monseigneur.
HAMLET Et si vous voulez manger à notre table, ne laissez pas votre clown parler. Il s’en trouvera pour se perdre dans ce gouffre du théâtre qu’est la comédie, et ils y entraîneront quantité d’autres spectateurs, je vous le dis, qui s’afficheront honteusement au milieu de la foule. Peut-on supporter, peut-on souffrir pareille chose ? Malheur aux clowns, ils ne se seront pas attaché aux points saillants de la pièce. Le rire est abominable et fait pitié, dites à vos comédiens que s’il s’y perdent, je ne leur permettrai pas de s’approcher de ma sainte table.
LES COMÉDIENS Nous ferons, seigneurie
HAMLET Et, maintenant, experts de la scène que vous êtes, allez vous préparer, avant que je ne finisse par me servir de la puissance que Dieu m’a donnée pour détruire.
Sortie des comédiens. Entrée d’Horatio.
HORATIO Holà, Monseigneur
HAMLET Ah ! Tu es toujours là comme un seul homme, Horatio, toi seul qui peut élever la conversation à un niveau qui se démarque de tous.
HORATIO Oh, monseigneur !
HAMLET Mais pourquoi devrais-je te flatter ? Quel gain en ferais-je ? Rien de plus que de côtoyer ton bon esprit ? Je te submerge de flatteries en ces temps agréables, et pourtant, d’autres que toi se complaisent dans la louange Horatio. Mais oublions ces âmes souillées, je te flatte et tu y consens. Sache qu’il y aura cette nuit une pièce de théâtre, un divertissement plus honorable que les infernales courses de chevaux de nos villes, rassure-toi, et dans cette pièce une scène ressemble à celle de l’assassinat de mon père. Si tu me voues toujours la même adoration, et consens à bien d’autres flatteries en retour, aide-moi à observer le roi pendant cette scène.
HORATIO Que j’observe quoi, mon maître ? S’il blêmit tel un vêtement javellisé ?
HAMLET Oui, si sa peau revêt une telle blancheur, nous saurons que c’est un maudit fantôme que nous avons vus.
HORATIO Monseigneur, mes yeux scruteront son visage. Je vais tout noter, en bon élève.
HAMLET Les voilà qui viennent.
Entrent le roi, la reine, Corambis, Ophélie et d’autres.
LE ROI Fils. Apprendre à l’instant que avoir droit à théâtre
HAMLET Oui, mais non pas à ces acteurs-caméléons qui font retentir en moi des cris furieux et me font baisser les yeux à terre. Père, n’avez-vous pas fait du théâtre à l’Université ?
LE ROI Je faire. Et être bon acteur.
HAMLET Et qu’avez vous joué ?
ROI Être Jules César, monseigneur. Tué dans Capitole. Brutus a tué moi.
HAMLET Quelle brute, tuer un veau si capital ! Peut-on supporter, peut-on souffrir pareille chose ? Alors, ces acteurs, sont-ils prêts ?
REINE Hamlet, venir asseoir près de moi.
HAMLET Non, par Dieu tout puissant, il y a ici chair plus attrayante, qui attise mes passions déraisonnables, colère et concupiscence. Dame, me laisserez-vous glisser ma tête sur vos genoux ?
OPHÉLIE Non, monseigneur
HAMLET Mon enfant, croyez-vous que votre croupe infâme est pour moi un si voluptueux spectacle ? Me coller à vos cuisses, et courir ainsi vers Satan ? Dieu m’en garde.