ADAPTATION
de Roxanne Robillard

Qu’est-ce que l’adaptation? L’action d’extirper d’un matériau textuel (roman, légende, archives, fait divers dans un journal, scénario) tout son essence pour ensuite la remanier selon des principes dramatiques? Le résultat de l’isolement d’un sujet qu’on utilise comme prétexte à une création personnelle? Ou au contraire s’agirait-il de s’appliquer, dans le plus grand respect, à une retranscription dramatique (scène, dialogue, etc.) s’attardant au moindre détail d’un objet textuel (ou rapporté) déjà autonome. En réalité, il semble que l’adaptation se prête à toutes ses formes oscillant de la fidélité obsessive à la liberté la plus totale.

Lorsqu’on s’y attarde de plus près, le phénomène de l’adaptation au théâtre, n’a rien de banal. Si l’on considère que la réinvention d’un texte écrit en une partition pouvant être incarnée sur scène tient de l’adaptation, alors l’acte théâtral proviendrait lui-même d’une certaine transposition. Ainsi le confirme A.-F. Benhamou, lorsqu’il soutient que «l’écriture dramatique est à sa naissance adaptation; les tragédies grecques dramatisent des mythes connus sous forme épique» .

Que se soit pour tenter de rendre spectaculaire les connaissances communes d’une société. Ou pour extraire et extrapoler la théâtralité (drame) de récits édifiant les croyances d’une vaste communauté. Ou dans le but de donner chair à des épopées où les enjeux résonnent à l’intérieur de chaque citoyen. Ou encore afin de donner à voir ce qu’il était seulement donné à entendre. Le pari de ces premiers dramaturges est considérable et ne cesse, encore aujourd’hui, de faire écho à l’intérieur de nos modes de création.

Si l’adaptation, perçue comme dramatisation d’anciens écrits, est la genèse du genre théâtral, elle ne cesse pourtant de se réinventer en symbiose avec son évolution. Ainsi selon les époques, les écrits religieux, par exemple, seront mis en scène, les épopées historiques dramatisées et les faits divers portés à la scène (Shakespeare et ses tragédies historiques, Corneille et Le Cid). Au XIXe siècle, dans un engouement pour le naturalisme, le roman représente alors le matériau d’exception dans lequel les romanciers, les metteurs en scène et les adaptateurs puisent sciemment. Ces adaptations «construites de façon très traditionnelle (…) laisseront peu de traces, mais l’écriture des grands dramaturges de la fin du siècle porte la marque de ce tropisme du théâtre vers le roman» .

C’est également grâce à l’avènement du metteur en scène que l’adaptation s’oriente vers de nouvelles possibilités. L’esthétisme, la poésie, l’univers et les visées du metteur en scène teintent alors d’emblée les œuvres auxquelles il décide de s’attaquer. Il adapte chaque parcelle d’une œuvre donnée selon ce qui le distingue, selon sa signature scénique. Tous les moyens sont donc employés afin de servir le discours, les visions et les ambitions de ce maître du jeu.

Les adaptations visant la réinterprétation, formelle, textuelle ou métaphorique de certains classiques s’imposent comme l’une de ces options. D’une certaine façon, le mode de création de Brecht semble être ici l’une des premières sources d’influence. Précurseur d’un théâtre conscient de la réalité de laquelle il émerge, Brecht propose des œuvres adaptées à son époque et ses troubles, des œuvres carburant aux idéaux sociaux et politiques. C’est dans ce type de remaniement de pièces dites classiques qu’il suscite un certain éveil et une prise de conscience chez le spectateur. La réappropriation de certains récits connus, de classiques intemporels, occupe encore aujourd’hui une place considérable dans la dramaturgie. Que se soit par la volonté d’un dramaturge, ou par les demandes d’un metteur en scène, l’adaptation et la réécriture de classiques semblent maintenant devenues de réelles traditions dans le domaine théâtral. Visiblement, plusieurs hommes et femmes ont contribué à cette facette du genre théâtral en ne cessant de se référer aux écrits qui les ont précédés. Il serait possible de croire que cette démarche empruntée par plusieurs artisans du domaine relève d’une nécessité puisque, toujours selon A.-F. Benhamou, «l’adaptation est une dynamique essentielle du développement du “genre”»

Diverses méthodes semblent maintenant se greffer au terme d’adaptation. Ainsi réécriture, relecture, réappropriation, traduction, repiquage, collage, montage dramatique, allitérations, coupures, modernisation, support technologique, changement de genre, recadrage géographique-sociale-politique ou temporel, peuvent compter au nombre des possibilités qui établissent le concept d’adaptation. Toutes ces avenues permettent de s’attaquer à la mécanique interne d’une œuvre originale afin d’en faire éclore toutes le potentiel dramatique. Et à l’inverse, elles permettent également de garantir un caractère spectaculaire à tout phénomène non-théâtral pouvant susciter l’intérêt d’un créateur.

Lorsqu’on recense les multiples adaptations ayant façonnés le paysage théâtral et qui semblent l’avoir ancré dans une certaine tradition, les divergences d’opinion frappent et les différents procédés créatifs suscitent une mise en perspective historique et idéologique. Une donnée paraît portant unanime. La plupart des créateurs semblent s’entendre pour affirmer qu’ils empruntent la voie de l’adaptation dans l’objectif d’aller à la rencontre du spectateur, de renforcir ce lien privilégié qui peut s’établir entre étrangers partageant une même époque. Ainsi, Jean-Pierre Vincent et les gens ayant contribué à son adaptation de Germinal de Zola en 1975 soutiennent que «le théâtre naît de la résistance du texte à la scène; à l’inverse Vitez veut montrer par ses adaptations (récits, documents) qu’on «peut faire théâtre de tout». Pour Brook, il n’y a pas de différence de démarche entre l’adaptation de légendes et de mythes et celles de Shakespeare qu’il a demandées au même traducteur-adaptateur J.-Cl. Ici et là, il s’agit de permettre une rencontre plus intense entre le texte et le public contemporain, non de sur- ou de dé-théâtraliser» .

NOTRE ADAPTATION

En s’attaquant à l’une des pièces les plus revisitées et les plus adaptées du répertoire théâtral, je trouvais pertinent de resituer le phénomène de l’adaptation. Dans un simple survol, toute l’importance et l’ampleur de la trajectoire historique de cette méthode de création servant à rejoindre le spectateur dans une réalité qui est sienne, se sont ainsi partiellement révélées à moi. À rebours, lorsque les différentes façons d’adapter se dessinent, il devient rapide et facile de dresser un inventaire de pièces issues de cette mise en œuvre.

Ainsi la tentation de reprendre un fait divers semble être une option à laquelle plusieurs dramaturges ont cédé. Afin de servir une visée politique ou une perspective historique, Jean Genet nous a donné Les Bonnes, par exemple, Georg Büchner Woyzeck, Fassbinder Liberté à Brême et Edward Bond Saved. En s’inspirant de contextes sociaux Sarah Kane nous a offert Blasted en réponse aux conflits armés sévissant en Bosnie et la metteure scène Yael Faber de la Farber Foundery a réussi à amalgamer l’Orestie à la commission vérité et réconciliation visant à apaiser les conflits récents de l’Afrique du Sud. Certains ont repris des personnages connus et les ont plongés dans des univers près de celui de leur public. Goethe a ainsi proposé Faust, Howard Barker a mis en scène Blanche Neige dans Le Cas Blanche-Neige ou comment le savoir vient aux jeunes filles et récemment ici à Montréal Catherine Cyr s’est laissée inspirer par le diable lui-même en créant Je ne pensais pas que se serait sucré où le personnage principal n’est nul autre que Lucifer. Bien que très différents, ces divers exemples représentent bien évidemment qu’une infime parcelle de l’ensemble des œuvres pouvant être qualifiées d’adaptations.

Pour ce qui est d’Hamlet, le phénomène de l’adaptation semble marquer son origine aussi bien que les œuvres qui découleront de sa trame narrative. Adaptation inspirée directement du recueil Histoires Tragiques (1572) de François Belleforest, de Gesta Danorum (ca.1200/ pub. 1514) de Saxo le Grammairien et de la version de Thomas Kyd, ce classique de Shakespeare fut contraint, à son époque même, de se plier à quelques adaptations. Ainsi, croit-on que le premier quarto d’Hamlet (1603) serait en fait une version adaptée par des comédiens pour la tournée en région. Cette première version imprimée, raturée et écourtée serait en fait le résultat d’une pièce déjà existante et ayant auparavant (1598–1601) été présentée au public anglais. Sous le signe de l’adaptation constante, Hamlet aurait été constamment revisité. Quelques lignes et passages auraient semble-t-il été adaptés en fonction même de la constitution (structure physique) du théâtre élisabéthain et d’évènements marquant le déroulement des représentations. L’hypothèse plane que le cahier du souffleur, plus tard publié, aurait porté, à même ses pages, les indices de ces modifications, de ces adaptations spontanées.

Représentante de l’incertitude et d’une nouvelle tragédie de l’humanité, l’œuvre de Shakespeare s’est renouvelée jusqu’à aujourd’hui selon les intérêts de plusieurs créateurs. Que se soit par les voies de l’opéra, de la bande-dessinée, du cinéma, de la peinture, de la sculpture, du télé-théâtre, du roman ou de la scène, chaque adaptation contribue à l’édification de ce personnage devenu archétype. Les interrogations et le caractère énigmatique propre à Hamlet heureusement demeurent.

Voulant se confronter à ce monument dramatique imposant de par sa longévité dans le paysage théâtral, de quelles façons arrivons-nous à nous distinguer tant au plan de notre réécriture que de notre mise en scène? Sur quels territoires avons-nous atterris, par exemple, entre la subversion du Hamlet-Machine d’Heiner Müller, l’érotisme de Gertrude Le cri d’Howard Barker, le recadrage de Rosencrantz & Guildenstern Are Dead de Tom Stoppard, les capsules allemandes d’Hamlet X, le Shakespeare in the Bush de Laura Bohannan et le télé-théâtre de Languirand? Bref, comment arrivons-nous à nous situer dans la lignée des ces diverses adaptations? Et pour reprendre certains termes mentionnés précédemment, avons-nous observé une fidélité obsessive face l’œuvre de Shakespeare ou avons-nous plutôt fait preuve d’une liberté des plus totales?

NIVEAU DRAMATURGIQUE/ TEXTE

Même à l’époque de Shakespeare, plus d’une vingtaine d’esprits différents ne se seraient jamais attaqués, au même moment, à la restructuration, à la modification et aux allitérations de l’une de ses pièces. Tout au plus, une dizaine d’individus, les membres de sa troupe, auraient participé à la création de l’œuvre. C’est tout dire. Le défi était alors de taille considérant le nombre d’étudiants inscrits au cours. La question se posait alors d’emblé, What would Shakespeare do, now?

Fragmentation et traduction

Pour alléger la tâche, le premier quarto a été choisi à l’instar des autres versions. En optant pour la plus courte variante de la plus longue pièce de Shakespeare, il fallait maintenant nous répartir le travail. Ainsi, le texte fut divisé en vingt-cinq fragments d’égale longueur, traduits en anglais à l’aide du traducteur de Google et remis aux étudiants. Les consignes étaient claires; favoriser la plus grande liberté tout en respectant les enjeux du fragment, les informations cruciales au développement du récit et la durée de l’extrait. En préconisant une telle organisation du travail à effectuer en vue d’une réécriture collective, il était essentiel que chacun détiennent les mêmes référents communs.

Notre adaptation se trouvait donc, dès le départ avant même d’être rédigée, éloignée de quelques adaptations, soit la version écourtée du premier quarto, la traduction en français et la traduction Google, de l’œuvre originale. Dans une perspective scolaire cette initiative permettait un travail efficace, la traduction nous éloignait de l’autorité shakespearienne et chacun pouvait s’adonner à sa part de travail sans compromettre la cohérence générale de l’adaptation. Sans grands étonnement, la structure de nos réécritures est restée quasi intacte en regard à notre version de départ et les personnages ont conservé leur essence inhérente et essentielle à la cohérence des conflits.

Influencés par les résidus anglophones du traitement Google, nous avons presqu’en majorité préservé et travaillé une langue où les anglicismes, les expressions anglaises, les dissonances auditives et mêmes les fautes ont largement contribué au rythme et à l’aspect dramatique de nos fragments. Révélateurs sentimentaux des personnages, simples jeux de mots ou reliquats de la langue d’origine d’Hamlet, cette préservation linguistique n’est pas sans raison. Ancrage dans l’œuvre maitresse, mise en perspective historique, compte-rendu de l’interculturalisme mise à profit dans les créations d’aujourd’hui, soucis dramaturgiques? Toutes les réponses semblent valables.

Au niveau textuel, je crois que l’on peut admettre que l’exercice est demeuré à un niveau plutôt formel. C’est dans la forme du fragment et, au final, du texte assemblé, que nous avons en majeur partie tenté de nous accorder une certaine liberté. Puisque nos adaptation ne pouvaient ni altérer les personnages et ni les sources de conflit par exemple, nous avons naturellement convenu de la forme de notre réécriture. Sans désir de conformer les personnages à une façon de parler ou à un type de comportement en particulier, nous avons tout de même établi un consensus visant à unifier les fragments entre eux. Ainsi, l’aspect cabaret s’est consumé par lui-même annulant du coup toute possibilité de créer des fragments indépendants les uns des autres.

Comme indices de cette démarche il devient évident que nous avons, au final, actualisé les lieux (studio d’enregistrement), trafiqué la forme textuelle (certains passages sont écrits sous forme de poème, pour d’autres la langue est déliée, voire délirante), modernisé les actions (entrevues radiophoniques, tir au pigeon d’argile), utilisé des principes dramatiques et formelles plutôt modernes quant à la constitution des fragments (simultanéité de l’action, superpositions de dialogues) atténué l’exubérance de figures royales afin de les rapprocher de leurs instincts voire de leur animalité (de les rapprocher de notre réalité également), citer quelques références culturelles contemporaines (les chansons, certains écrits connus) et fait des clins d’œil au milieu théâtral (mise en abyme propre à cette pièce, scène de l’entrevue entre Horatio et Hamlet).

Il serait pourtant légitime de se poser ici quelques questions. Est-ce qu’une autre méthode de création nous aurait, par exemple, permis de nous libérer du carcan formel du premier quarto? Afin d’offrir une vision plus contemporaine d’Hamlet, aurions-nous dû nous poser certaines questions fondamentales au sujet de cette œuvre si près et, à la fois, si éloignée de nous? À titre d’exemple, il aurait pu être avantageux pour nous de cerner avant tout les enjeux importants pour chacun, les thèmes perçus et les plus évocateurs pour le groupe, les références sociales et politiques éveillées en nous par ce récit. En somme, axer une réflexion plus approfondie sur le contenu sensible, thématique et actuel de cette pièce.

Avec ses informations en main, chacun de nous aurait pu travailler sur une suggestion de canevas où nos observations auraient été mises à profits. En ayant, par la suite collectivement statuer sur les impératifs de ce texte à créer, nous aurions pu proposer une adaptation totalement ancrées dans nos préoccupations. Reste à savoir si la réussite aurait été comparable à celle encourue par le fonctionnement par laquelle nous avons passé. Cette méthode de création idéalisée serait peut-être uniquement possible lors d’un laboratoire se déroulant sur trois sessions.

Thématiques/sexualité/animalité et onirisme

L’une des thématiques ayant été la plus exploitée est sans contredit celle de l’érotisme. La majorité des fragments témoignent d’une composante où la sexualité semble répondre aux tourments des protagonistes. Une précision en rouge vif sur l’affiche le déclare par elle-même; Hamlet, 18 ans et plus. Ainsi, dès la première scène, lors de l’entrevue journalistique, l’un des journalistes fera allusion à la sexualité ambigüe d’Hamlet en questionnant la relation qu’il entretient avec son ami Horatio. Suivra ensuite le fragment III où éclatera un aspect totalement freudien à l’intérieur duquel Hamlet se perd dans une extériorisation malsaine. Témoignant une rage à l’endroit du nouveau couple royal, l’ambiguïté demeure; a-t-il perdu son père ou l’exclusivité (charnelle) de sa mère? Le statut de Gertrude y est également détourné (extrapolé?) de sa version originale. Femme irrésistible qui se laisse toucher par qui la désire, elle avouera sans gêne que c’est l’attention des hommes à son égard qui la maintient en vie. Une autre allusion prédominante se révèle au fragment V, où Ophélie avouera à mots voilés qu’elle est enceinte d’Hamlet. Sourd à ses confessions, Polonius, lui balancera dans une langue frôlant l’obscène, qu’elle n’est qu’une nymphe parmi toutes celles qu’Hamlet «culbute allègrement» et lui demandera si elle désire être l’une d’elles, «l’une de ces vierges désabusées, l’une de ces putains déchirées».

Viendra par la suite le segment XVII où l’érotisme cèdera à une certaine animalité. Claudius, décrit comme un roi déchu, tiendra des propos obscènes tout en régurgitant. Le texte suggère même qu’il déplace son chapeau vers son sexe en disant «s’imprimer sur le corps de sa femme. Au fer rouge je te marque. D’un vil jais substitut au lit…». Cette animalité latente chez le roi se propagera ensuite à Hamlet qui exposera à sa mère les comportements excessifs de certains animaux lors de l’accouplement. Une référence au mythe de Loth qui s’adonna au plaisir de la chair avec ses filles est aussi présent dans le fragment suivant et de multiples allusions viendront, ici et là, ponctuer l’entièreté du texte collectif.

En résumé, les avenues qui semblent avoir été les plus exploitées sont l’ambiguïté de l’orientation sexuelle d’Hamlet, l’homosexualité à peine voilée d’Horatio, le magnétisme et la gourmandise sexuelle de Gertrude, le complexe d’Œdipe d’Hamlet et la sexualité entre ce prince et Ophélie qui serait enceinte. Renforci souvent par une charge violente, malsaine et acide, l’aspect érotique semble associé à une douleur, un manque et une incapacité de passer à l’acte.

Ce qui est intéressant de constater dans un premier temps est cette sexualité débridée et hautement exploitée qui devient inévitablement synonyme d’animalité chez les protagonistes. Leurs fantasmes sont étalés, leurs désirs non avoués ou réprimés sont piqués, leurs troubles sexuels révélés, et ainsi, leur animalité ne peut en être que plus stimulée. L’aspect instinctif est ainsi mis à profit. Le désir de la chair s’exprime dans la possessivité de l’autre, de le marquer «au fer rouge», de ne faire qu’un avec lui. Et d’y échouer. Peut-être est-ce une recherche de soi dans le désir de l’autre? Pourquoi pas. Pour un spectacle qui vise particulièrement un travail d’incarnation chez le comédien, ce choix semble assez opportun. Les émotions sont exacerbées, sont rendues à l’état brut.

Dans un second temps, je me suis demandé, pourquoi est-ce que cette avenue avait été privilégiée par les étudiants. On ne peut dénier que nous vivons dans une société où la sexualité est omniprésente. Pourtant je n’ai pas le sentiment que cette particularité de notre vie occidentale soit notre source première d’influence. Peut-être qu’inconsciemment les étudiants en sont venus à exploiter ce filon tant nous sommes bombardés et tant notre quotidien est placarder de cet érotisme foisonnant. Mais, pourtant je demeure sceptique face à cette hypothèse.

Loin de stigmatiser cette sexualité environnante, j’aurais tendance à dire que ce sont nos instincts qui auraient pris la parole. Je m’explique. En voulant actualiser, adapter un classique shakespearien, il nécessite, à mon humble avis, de s’approprier les personnages, de les rapprocher de notre quotidienneté. Hors les protagonistes d’Hamlet, sont d’une caste, d’une époque où il est difficile de nous reconnaître. En s’attaquant à des personnages royaux, plus grands que nature, il nous importe d’exploiter en eux l’humain, le plus qu’humain. C’est à mon avis ce qui s’est produit. En voyant ces personnages qui semblent tous cacher un trouble amoureux, nous avons poussé cette observation au point où l’humanité de ceux-ci rejoint une part inhibé d’animalité. Les principes royaux tombent, les gens du château se livrent corps et âme, se mettent à nu. De royaux à plus humains qu’humains, ces personnages crient leur douleur au rythme de leurs bas instincts.

Au terme de cette hypothèse, j’irais même jusqu’à souligner le fait que ces mêmes personnages urineront, vomiront, se masturberont, se laisseront toucher, mangeront goulument et seront comparés à des animaux. Poussé à l’extrême, leur humanité véhiculeront l’essence de leur identité, selon notre point de vue, et concrétiseront la bases des conflits.

C’est évidemment en raison de cet aspect sulfureux que je rapprocherais notre adaptation de celle d’Howard Barker, Gertrude, Le cri. En redirigeant l’intrigue autour, du personnage de la reine, Barker extrapole la sexualité débridée de cette femme et la renforcit en la teintant d’une vision macabre. Comme dans notre version, une chose est sûre, le sang bouille et la vie circule à plein jets à l’intérieur de ces êtres.

MISE EN ŒUVRE

Il pourrait être facile de s’épancher encore longuement sur les particularités du texte. Mais en abordant maintenant la mise en scène, j’effleurerai inévitablement certains incontournables de notre texte.

Démultiplication/Objet

Notre adaptation d’Hamlet est en fait une courtepointe. Même si les fragments sont assez distincts de par leur conception, leur structure, leur genre et leur langue qui en font des univers disjoints, il n’en demeure pas moins qu’un fil les soude les uns aux autres. Il serait faux d’affirmer que ces segments n’ont absolument rien en commun, puisque comme je l’ai mentionné plus tôt, la structure du premier quarto a été respectée et a ainsi encadré notre proposition. Le récit comporte donc sa protase, son épitase, sa catastase et sa catastrophe. Seulement, vingt-deux personnes y ont participé. Alors, il restait important de s’interroger sur l’efficacité et les avantages à opérer ce relai de la page au plateau?

Il semble que le choix aurait été fixé d’avance. Ainsi, il aurait été décidé que chaque personnage serait incarné pas divers interprètes. Les nouvelles venues auraient ainsi la possibilité de parcourir physiquement le texte et donc de s’acclimater à l’aspect fragmentaire et éclectique de celui-ci. De plus, la metteure en scène avait démontré une sensibilité aux envies des étudiants de la première session tout en soumettant sa distribution parfaite. De cette façon, les souhaits de quelques un ont pu être rassasiés, d’autant plus que certains défis demanderaient à être relevés et qu’une dynamique performative s’en dégagerait surement. La logique éclectique inhérente à notre version d’Hamlet, découlant d’un métissage de différents types d’écriture, serait de plus favorisée, respectée et illustrée. Les différentes visions et propositions véhiculées par les étudiantes seraient donc, selon ce choix, visuellement évoquées. L’écriture hybride de notre réappropriation d’Hamlet serait donc littéralement incarnée sous les yeux du spectateur.

Cet échange de rôles, plongerait définitivement celui-ci dans une certaine instabilité. Sur le qui-vive, en état d’alerte, ce dernier n’aurait d’autre choix que d’analyser les situations, les dialogues et les relations entretenues entre les personnages. Ces diverses interprétations risqueraient donc de semer un certain doute chez le spectateur. Confronté à un questionnement incessant, il serait impliqué physiquement, cérébralement, et notre Hamlet pourrait être en quelque sorte un grand effort de reconnaissance, «une espèce de jeu de mémoire». À cet effet, Stéphane a soutenu qu’il serait intéressant de nommer de spectacle-laboratoire Collectif-Hamlet ou Comment j’ai oublié Hamlet.

Sous un aspect plus dramaturgique, ce doute qui serait potentiellement présent chez le spectateur ne pourrait-il pas également refléter toute cette incertitude régnante à l’intérieur même du royaume du Danemark? Qui est qui? À quelle facette de mon père, ma mère, ma fille, mon fils, je m’adresse? Chaque personnage reste suspicieux à l’égard de ses proches. Ici, le spectateur en serait témoin et serait juge de l’éventail des personnalités des protagonistes.

Dans une optique plus pratique maintenant, un code clair et infaillible qui saurait guider le spectateur au travers de cette polyphonie d’interprétation devait être trouvé. Devant établir la crédibilité de ce choix et offrir des clés de compréhension au public, ce code impliquait à l’avance un caractère physique. Les rôles devraient circuler entre les interprètes. Ainsi, la solution proposée fut une joute de chandails aux couleurs multiples servant à identifier chaque personnage (ex : Polonius: brun, Hamlet: noir/gris, Gretrude: rouge, Ophélie: rose, Fantôme: bleu marin, Claudius: vert).

Les étudiants s’échangeraient donc les rôles et le feraient par le biais d’une substitution, d’une passation ou d’un vol de chandail. Les interprètes revêtiraient donc littéralement une nouvelle peau lorsqu’ils endosseraient un nouveau rôle. De plus, une charte des couleurs détaillée serait remise à chaque spectateur. L’idée se révélait assez simple, efficace et assurait un caractère performatif et sportif à l’ensemble de la représentation.

L’équipe pouvait ainsi entrevoir une pièce se voulant comme un feu roulant où les interprètes collaboraient dans un processus les maintenant totalement actifs. Impliqués physiquement, les interprètes créeraient par leurs échanges un code transmettant la donnée selon laquelle les identités des personnages ne sont ni fixes ni intangibles. Les interprètes déclaraient du coup que les protagonistes de notre Hamlet sont loin d’être permutables et s’assument, au contraire, dans toutes leurs fluctuations.

Après quelques répétions, l’équipe a finalement choisit d’opter pour un chandail noir sur lequel pourrait se coller et se décoller (par un velcro) une bande de couleur spécifique à un personnage et sur laquelle le nom de celui-ci serait également inscrit. Plus rapide, gagnant en esthétisme, tout aussi efficace et toujours très significatif ce processus demeurait très malléable et permettait toujours un grand potentiel créatif pour la mise en scène.

La proposition a continué d’évoluer et l’idée des chandails fut finalement mise de côté. L’utilisation d’objets-clés est alors devenue la solution. Chaque personnage serait donc lié à un objet déterminé (ex : Gertrude-lunettes de soleil, Ophélie-fleurs, Polonius-canne, Hamlet- soulier manquant, Claudius-couronne, Horatio-tuque, etc). Ressource sensible, contrainte matérielle, stimulant d’imaginaire, l’identification à un objet nous ramenait inévitablement dans la voie d’Alain Knapp qui soutient dans son essai A.K. une école de la création (1993); «l’objet est un moyen pour susciter l’imaginaire : il ouvre sur des possibilités d’actions, sur des relations entre des personnages desquels il faut se garder d’avoir des a priori» (p.29). En sommes, l’objet prend vie et acquiert toute une symbolique dépendamment de qui le tient entre ses mains.

Cette passation à vue et totalement assumée des objets permettrait au spectateur de repérer les changements d’interprètes (ou après coup) et serait du coup utile émotionnellement pour les acteurs. Car, comme l’ont fait remarquer certains étudiants, cet échange pour eux revêt un certain aspect sacré. Selon certains, étant donné les changements abruptes d’interprétation, ce contact est primordial afin de créer une accumulation sentimental. Comme un transfert d’énergie où les émotions ressenties dans les scènes sont partagées et léguées, cette méthode objet-relais permettrait une continuité dans le développement sentimental des personnages, et donc du récit et des conflits qui l’habitent.

Afin de donner un exemple concret, je m’arrêterais rapidement sur l’un des objets les plus symboliques; les lunettes de Gertrude. À mon avis, cet objet représente, dans un premier temps, l’image stéréotypée de ces gens qui en deuil, portent des verres fumés. Dissimulant une véritable ou une fausse peine, les verres voilent, ici, les sentiments de Gertrude. Ils empêchent de saisir le regard, véritable seuil de l’identité, de la franchise. Toute l’ambiguïté de la responsabilité de la reine dans la mort de son mari est ici illustrée.

Dans un deuxième temps, il serait important de souligner que Linda voulait ainsi donner à voir une reine-méduse. Dans la mythologie Méduse est la «fille de Phorcys et de Céto, et donc sœur des Grées, elle est une belle jeune fille dont Poséidon s’éprend. Séduite ou violée par le dieu dans un temple dédié à Athéna, elle est punie par la déesse qui la transforme en Gorgone. Ses cheveux deviennent des serpents et désormais son regard pétrifie tous ceux qui le croisent. Selon certaines versions, c’est Aphrodite qui, jalouse de sa chevelure et de sa beauté, change ses cheveux en serpents.»

Ce qui est intéressant de noter ici, est la jalousie que les déesses portent envers elle. Gertrude serait donc, dans notre version, une femme d’une grande beauté exerçant son pouvoir auprès des hommes et rendant les femmes envieuses de son magnétisme? Mais possédant les yeux de la méduse, cette reine fut donc inévitablement victime d’un certain châtiment. Lequel? Reste donc à chaque actrice de retracer et de s’approprier un évènement en particulier?

Une autre version également, cette fois de Pausanias, stipule que «Méduse est une reine qui, après la mort de son père, a repris elle-même le sceptre, gouvernant ses sujets, près du lac Tritonide, en Libye. Elle a été tuée pendant la nuit au cours d’une campagne contre Persée, un prince péloponnésien.» À l’aide de cette indication, je crois que nous pourrions suggérer de façon symbolique que Gertrude est une femme de pouvoir, qui sans le laisser paraître, règne et dirige le Danemark aussi bien que Claudius.

Le seul bémol que j’apporterais à un objet comme celui-ci est sa facilité à restreindre rapidement le jeu de la comédienne. Je m’explique. À mon avis, le regard est très important au théâtre. Par les yeux souvent les comédiens communiquent et laissent transparaître une émotion, sans avoir à parler, si à se mouvoir. Le contact avec le spectateur se fait aussi, dans une large mesure, par le regard. Ainsi, voilé pendant l’entièreté du spectacle, je me demande si les verres fumés ne nuisent pas autant qu’ils apportent une symbolique au statu de Gertrude. Je crois que ce qui nous sauve ici, est l’aspect plutôt physique du jeu. L’incarnation de Gertrude a donc tout avantage à être fait par le corps et par la présence charnelle qu’elle celle-ci peut dégager.

Archivage et Technologie

L’incarnation physique-multiple est peut-être l’une des caractéristiques qui distinguent notre création collective. En reprenant cette question de diversité d’interprétation suggérant différents points de vue, l’aspect formel (fragments) de notre adaptation textuelle esthétise également le concept de la mise en scène.

Donner à voir diverses facettes d’un même personnage rappelle, à mon avis, la suite d’adaptations ayant pris comme objet de prédilection cette pièce énigmatique qu’est Hamlet. Ainsi, les différentes opinions ayant été soulevées et controversées au sujet de certains personnages depuis sa création pourraient être ainsi suggérées, sous-entendues, voire même juxtaposées. Et notre propre vision ne pourrait qu’en être enrichie. Je me permets également de penser que, selon cette optique, notre création pourrait idéalement proposer une sorte de pièce-archive illustrant quelques pensées et réflexions recensées depuis plus de 6 siècles. Grotesque, clownesque, freudien, œdipien, classique, tragique, acide, morbide, poétique et physique seraient autant de qualificatifs pouvant être exploités et attribués à notre adaptation.

Bien que l’incarnation physique propose à elle seule ce concept de démultiplication des personnages, il fallait néanmoins pousser cette idée un peu plus loin. Ayant convenu de la présence de projections dans le processus de création, ces dernières se sont finalement avérées comme un élément bonifiant, d’un point de vue dramaturgique, notre proposition. Stéphane a donc proposé la présence continuelle de projections. Cherchant à esthétiser la retransmission en directe de ce qui était perçu par les spectateurs, il a été convenu d’offrir des plans ne pouvant être vus par les spectateurs assis sur la scène. L’idée était également de cadrer des détails (visage d’Ophélie sc.X), d’orienter un focus lors de scènes en simultané (Horatio et Hamlet sc.III), d’évoquer un lieu en particulier (toilettes) et de créer des ambiances (molécule du fantôme).

En retravaillant cette proposition, Stéphane en est venu à proposer un effet technique, qui par un focus et un angle particulier, permettait de reproduire à l’infini l’image capter par la caméra. Par un effet miroir, multipliant l’image de façon exponentielle, notre idée de pièce-archive devenait techniquement vivante. En offrant un effet de profondeur, cette technique permettrait d’illustrer cette impression que la première version d’Hamlet est tellement éloignée de nous qu’elle est à peine perceptible et que celle qui se déroule devant nous est celle qui est le plus près de notre réalité. Peut-être que je pousse un peu cette analyse, mais lorsque je regarde cet effet, un aspect temporel se fait inévitablement sentir pour moi.

De plus, en employant ainsi la projection les diverses visions succinctes d’Hamlet sont illustrées et du coup, tout l’aspect des créations visuelles dédiées à cet œuvre est également rappelé. Le médium de la vidéo témoigne des films, des télé-théâtres et de toutes traces de cette pièce ayant été immortalisées sur pellicules. L’image projetée en elle-même représente, dans un deuxième temps, les œuvres iconographiques (peinture, sculpture, gravure, illustration) s’étant inspiré de cette tragédie shakespearienne. L’aspect pictural devrait donc souligner ici l’ensemble des médiums artistiques ayant offert un souvenir de cette figure suscitant généralement un certain questionnement.

Bien que le temps nous ait fait défaut afin de cerner les meilleurs plans ou les détails les plus importants à retransmettre intégralement ou poétiquement, il me semble que les projections et l’utilisation de la vidéo ont énormément ajouté à la sémantique de ce spectacle. Pratique, permettant de voir ce qui nous est caché, symbolique et ajoutant une esthétique d’archivage, la retransmission vidéo accorderait également un aspect très formel à notre création et serait non sans rappeler la version d’Hamlet que le Wooster Group nous a récemment offert à New-York (automne 2007).

Théâtre pauvre/ Théâtre d’objet et de gestion de crise

«Faire preuve d’une économie de moyen» est sûrement une expression qui sied bien à la démarche artistique à laquelle nous avons adhérés. Désirer (devoir surtout en raison des contraintes scolaires) tout créer à partir de presque rien, tel pourrait être notre leitmotiv. Ainsi de la création à la présentation, il serait possible d’affirmer que le travail c’est fait dans un esprit d’efficacité et de constante récupération.

Dans un premier temps, notre lieu de création témoigne de cette logique de la débrouillardise. Dès la première session, lors du processus d’écriture, il était convenu que notre local de travail serait également notre lieu de représentation. Bien que je ne vois pas, pour le moment, comment cette donnée nous a influencé dans l’adaptation textuelle, j’affirme en contrepartie que la mise en scène fut adaptée à la structure du local. Je soutiens par là, que la mise en place de ce spectacle ne fut pas élaborée dans l’optique de le présenter dans diverses salles. Elle fut, au contraire, construite précisément en fonction des possibilités et des particularités de ce local. Ainsi, la grande fenêtre devenue le refuge d’Hamlet, les rideaux, l’éclairage, la dimension et les chaises même de ce local sont des éléments qui sont demeurés les mêmes, de la création, aux pratiques, à la représentation. Faute de moyens techniques et monétaires, nous devions créer, en grande partie, avec ce que nous avions sous la main.

Peut-être que cette création en incubateur, duquel la création doit émerger, a offert un sentiment de sécurité aux interprètent. Ce sentiment d’être en terrain connu a peut-être également rassuré certains d’entre eux qui autrement auraient pu être déstabilisés. La preuve est que la tâche était un peu plus ardue lorsque nous avons dû répéter en dehors de notre local. En cherchant à se remémorer le lieu et ses particularités, les énergies et l’attention devenaient, à mon sens, plus diffuses et difficiles à canaliser. Comme quoi, les déplacements dans l’espace ancrent souvent nos intentions, à la fois, dans un lieu en particulier et davantage dans notre inconscient. En s’appropriant ainsi l’un des grands classiques de la dramaturgie, je crois que nous nous sommes appropriés, à notre façon, cet espace de création et de reconnaissance.

Notre volonté d’économie s’est également illustrée dans notre utilisation limitée d’accessoires. Un élément sobre servant à identifier un personnage, un objet partagé, manipulé, échangé à vue et empreint d’une charge émotive, voila qui devait contribuer à l’esthétisme dépouillée du spectacle. À ces objets se sont ensuite ajoutés de rares éléments qui étaient nécessaires dans quelques scènes. Linda a donc ajouté, par exemple, un bol et des coquilles d’huîtres. Pourtant, ceux-ci n’en sont pas restés à leurs fonctions premières. Ainsi, le bol en métal s’est transformé de chapeau, en récipient à vomit, à réceptacle pour huîtres jusqu’à socle pour la tête d’Ophélie une fois noyée. Les coquilles d’huîtres, en plus d’être vidées de leur contenu par Gertrude, ont été utilisées pour leur sonorité. Dans le fragment XXI, celles-ci, jetées violemment dans le bol en métal, servaient à donner à entendre les coups de fusil d’Hamlet. À la fin du segment, le bol de coquilles vides était ensuite renversé au sol afin d’illustrer dans le passage des fossoyeurs, à la fois, les os, les pierres et la terre remuée lors de la préparation des fausses recevant les cercueils. Tout autre objet déficient de polyvalence a été substitué par un autre (assiettes pour coquilles d’huître) ou complètement évincé de la mise en scène. Ainsi, l’importance et la symbolique de chacun des éléments ont donc été conservées par une certaine récupération de sens et d’utilité et le focus sur ceux-ci fut donc plus facile à diriger.

L’exploitation de la chair a également contribué à cette proposition visant une simplicité scénique. En exploitant les thèmes récurant du désir de la chair, de l’érotisme et de la sexualité, il va de soi que les corps en scène ont été travaillés en fonction de leur matérialité et de leur potentiel. Les lignes de force entre les personnages ont aussi bien été travaillés que les contacts physiques qu’ils pouvaient entretenir entre eux. Afin de définir leur affinité ou leur opposition, ou encore afin de créer des ambiances (souvent inconfortable Gertrude grimpant sur Claudius) le corps des interprètes, leur énergie, leurs déplacements constituaient littéralement les rouages de la mise en scène. Véritable machine devant être bien huilée, notre proposition scénique, avait même comme ambition d’utiliser les corps afin de donner à voir ou à entendre des détails qui autrement auraient nécessité une technique ou d’autres objets. Ainsi, c’est en récupérant aussi les possibilités du corps, que les interprètes, par exemple, ont aussi bien incarné le cheval bien dressé dans le fragment XIII qu’ils ont fait entendre, par des pas au sol, l’approche imminente de l’armée de Fortin Brass.

Faute de temps encore, je crois, qu’il aurait pu être possible de pousser davantage ce travail charnel. Puisqu’en finalité, à mon sens, cette proximité des corps, l’exploitation de ceux-ci, autant que l’inconfort et le sentiment de malaise qui pouvait se dégager sur le plateau à certaines occasions aurait pu gagner en précision et en profusion. Parce qu’il devient ainsi évident, que lorsque le plateau demeure presqu’entièrement dénudé pendant l’entièreté de la représentation, ce qui reste au spectateur est indéniablement la présence des corps en scène.

Même au niveau technique, j’estime que nous avons usé d’économie. Dans un premier temps, l’apport musical a adroitement su s’allier et ponctuer la simplicité de la mise en scène. Il n’aura pas fallu que deux haut-parleurs et un ipod afin de diffuser l’aspect sonore de notre adaptation. Traficage d’une seule voix, celle du fantôme, composition musicale et rappels débridés de certains classiques, la composition sonore fut, à mon avis, travaillée dans une sobriété efficace. À la base, la mise en place des projections aussi devait somme toute demeurer assez modeste. Technique assez simple de retransmission en direct, de création d’ambiance, de projections d’images fixes (la caméra captait les images sur un ordinateur portable), elle s’est avérée un peu plus complexe à réaliser.

CONCLUSION

C’est donc par une démultiplication de voix que nous en sommes venus à cette autre adaptation d’Hamlet. Œuvre maîtresse découlant elle-même d’un récit historique connu des gens de l’époque shakespearienne, cette pièce s’avère être une illustration importante du phénomène de l’adaptation. À notre façon, nous sommes arrivés à soumettre une proposition où la création et la représentation de notre version d’Hamlet rendent compte de l’enjeu adaptatif.

Bombardés d’informations entourant la création d’Hamlet, nous avons hérité d’un texte déjà empreint de diverses adaptations (premier quarto, version française, version Google) et de règles de structure quant à la cohérence du conflit interne de la pièce. Ainsi, nous avons donc remarqué qu’au niveau de la réécriture nous avons préservé et renforce une teinte anglophone témoignant, à la fois, de l’origine du texte, de notre position culturelle québécoise et de l’interculturalisme émergeant dans le théâtre contemporain. De plus, nous pouvons affirmer que notre proposition s’appuie sur une réappropriation plutôt formelle de cette pièce. Ainsi, en réactualisant les lieux, les effets dramaturgiques, en plus de parsemer nos fragments de citations ou d’allusions culturelles touchant notre époque, nous avons donc tenté de rapprocher les personnages de notre réalité.

Ainsi, les personnages royaux revêtent ici une humanité qui se traduit par un érotisme. En les humanisant, nous avons misé sur leurs sentiments et leurs désirs. En les exacerbant, nous avons rapproché leur sexualité d’une charge violente et dysfonctionnelle. De cette façon, nous avons tenté d’illustrer un refoulement interne auquel chaque personnage semble être soumis et en raison duquel ils commettent certaines erreurs pouvant s’avérer fatales. Cet érotisme côtoie également une part d’animalité qui instaure inévitablement des rapports de force et de domination entre ces personnages, illustrant du coup toutes les relations de pouvoirs au sein de cette famille royale.

Au niveau de la mise en scène, la démultiplication de l’interprétation des rôles a généré d’elle-même un certain esthétisme. Créant à la fois un effet de résistance et générant un effort de reconnaissance chez le spectateur, ce dernier s’est trouvé plongé dans un univers de suspicion où les diverses facettes d’un même personnage se révélaient à lui. Cette démultiplication des rôles a également pu être possible par l’échange d’un objet propre à chacun des personnages. Permettant au spectateur de repérer l’échange d’un rôle d’un étudiant à un autre, cette passation s’est également avérée nécessaire pour l’interprétation des personnages. L’objet au final s’est vu insuffler l’âme du personnage et les étudiants ont su y prêter attention.

Cette diversité d’interprétations pouvait également proposer l’idée d’une pièce-archives. Ainsi, d’un type de jeu à un autre, il était possible de percevoir les différentes interprétations, opinions ou analyses ayant gravité autour de cette pièce depuis sa création. Au niveau visuel, nous avons aussi renforce cet aspect archive en optant pour des projections en simultané et en continuité des scènes. Par un effet technique démultipliant une fois de plus l’image projetée contre le mur, nous avions aussi la possibilité d’offrir un autre point de vue que celui incarné sur scène (sens littéral et dramaturgique du terme). Ces projections ont également pu témoigner d’un héritage iconographique (cinéma, dessins, sculptures, gravures, etc.) dédié à cette œuvre de Shakespeare.

En somme, c’est par une démultiplication des rôles et une économie de moyens que nous sommes arrivés à notre proposition finale. En travaillant à partir d’objets offrant un parcours émotif et une utilisation multipliant ses possibilités, nous avons proposé une vision revisitant davantage la forme que le contenu de ce grand classique shakespearien. Ainsi, une langue abritant certains résidus anglophones et arborant une certaine stylisation plutôt contemporaine s’est construite. C’est finalement sous des airs érotico-animal que les personnages royaux d’Hamlet ont ici pris vie, comme quoi peut-être nous sommes toujours à la recherche d’un peu plus vérité, voire d’humanité.

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Page last modified on 17 septembre 2011 à 11h07