FRAGMENT 14 - PHIL et FRANCIS

Sur la scène du théâtre, Horatio a installé un studio de radio mobile. Dans les gradins, des apprentis comédiens venus entendre la parole d’Hamlet, à quelques heures de la première de sa tragédie.

Jingle musical.

HORATIO (Ton radio-canadien) Sur les ondes de Radio-Campus-Wittenberg, en ce grand soir de première de La Tragédie d’Hamlet, vous écoutez «A bas les masques». Horatio au micro jusqu’à 19h30.

Fin du jingle musical

Bonsoir. Emission très spéciale ce soir, en direct du royaume du Danemark, nous avons le privilège de nous entretenir avec Hamlet, prince du Danemark, étudiant au post-doctorat dans les murs centenaires de notre université et surtout, illustre metteur en scène dont on a applaudi bruyamment les dernières oeuvres, ici comme ailleurs dans le monde. À quelques heures de la première tant attendue de La Tragédie d’Hamlet, la toute première pièce d’une tétralogie sur le thème du deuil et de la filiation, nous enregistrons notre émission devant un parterre d’apprentis-comédiens provenant des plus grandes écoles de théâtre du pays. Assoiffés de connaissances, ils sont venus écouter le metteur en scène leur parler de sa très singulière vision du jeu d’acteur, enfin de cette technique très particulière d’approche du texte dramatique qu’il a développée au fil de sa carrière. Hamlet a d’ailleurs publié un ouvrage de synthèse sur cette méthode unique, un bouqin formidable, écrit dans une langue vivante et abondamment illustré d’images de scène, que nous recommandons chaudement à tous nos auditeurs. Cela dit, ne perdons pas une minute de plus en badinages, Hamlet est juste à côté de moi dans notre studio mobile, installé pour l’occasion sur la scène du Grand Théâtre du Royaume du Danemark, il termine tout juste d’installer son casque d’écoute, je vais m’entretenir avec lui à l’instant. Bonsoir Hamlet, c’est un plaisir immense de siéger à vos côtés, ainsi qu’un privilège pour nos auditeurs d’accéder aussi directement à votre pensée. Comment vous sentez-vous en ce soir de grande première, ici chez vous au royaume du Danemark, devant ces apprentis-comédiens et devant les membres de votre famille, qui nous rejoindront sous peu pour découvrir, en même temps que la planète entière, votre nouveau tour de force théâtral ?

HAMLET Vous savez, Horatio, la méthode d’énonciation théâtrale que j’ai inventée a ceci de particulier qu’elle place chaque acteur dans une situation de profonde remise en question de soi et des autres, et ainsi, il ne s’agit plus d’être convaincu de son rôle, de maîtriser une partition, mais bien d’entrer en scène dans l’état le plus fébrile qui soit, d’être réceptif à chaque souffle, à tout ce qui agite l’épiderme et chavire l’esprit. Je crois qu’ainsi, le comédien touche à une vérité plus grande que jamais, qu’il est sensible à toutes les présences et donc en mesure de transmettre toutes les dimensions d’un personnage et d’une situation. Le spectateur en est profondément remué, il n’est pas rare que ce type de jeu opère un retour du refoulé chez plusieurs spectateurs, ou alors les poussent à révéler quelques vérités cachées.

HORATIO Fort bien. Et vous expliquez, dans les tous premiers chaitres de votre livre, que cet état, cette hypersensibilité, cette acuité, résultat de la sensation plutôt que de l’intellect, serait comme le sentiment éprouvé à la rencontre du surnaturel ?

HAMLET Le dire ainsi serait un peu trop schématique, mais je dirais qu’il y a certainement dans ce jeu quelque chose d’immanent, et je crois que les personnes ayant été confrontés à des phénomènes inexpliqués ou des rencontres du second type ont forcément dû délaisser leur rationalité, abandonner le pragmatisme quotidien pour se brancher sur soi, sur l’être et le non-être de toute chose. En clair, cela implique le rejet de toute forme d’hyperbolisation de la parole énoncée, sans toutefois errer à la surface du bavardage.

HORATIO Vous êtes un vulgarisateur hors-pair Hamlet. Mais dites-moi, dans un tel type de jeu, complètement ouvert sur le connu et l’inconnu, comment ne pas déborder du cadre donné ?

HAMLET Il n’y a pas de limites spatio-temporelles ou extra-cognitives à respecter, je fais toujours savoir à mes acteurs qu’ils sont libres de nager dans toutes les eaux qui se présentent, dans la mesure ou ils ne flottent pas à la surface.

HORATIO Merci Hamlet, prince du Danemark, de cet exposé très édifiant, et de votre grande générosité à l’égard de nos auditeurs, ainsi que du temps précieux que vous consacrez à transmettre votre savoir à une toute nouvelle génération d’acteurs. Vous avez d’ailleurs confié des rôles dans votre nouvelle tragédie à certains des jeunes acteurs réunis ici dans le cadre d’une classe de maîtres : une chance inestimable pour ces jeunes de peaufiner votre technique.

HAMLET Et de la faire encore évoluer, j’espère.

HORATIO Sur ce, nous ferons une courte pause publicitaire. Merci d’être à l’écoute de Radio-Campus-Wittenberg.

Jingle musical. Ils enlèvent leur casque d’écoute. Les apprentis- comédiens applaudissent et quittent la salle.

HAMLET Merci Horatio. Enfin une entrevue de fond. Ils sont rares les animateurs comme toi, vraiment soucieux de transmettre un discours intelligent.

HORATIO C’est une mission que je compte bien continuer à remplir de mon mieux. Merci de ton temps Hamlet. Maintenant que puis-je faire pour te remercier d’avoir si grâcieusement enjolivé nos ondes ?

HAMLET Je l’ai fait de bon coeur mon ami, mais il y a bien une chose que tu pourrais faire pour m’aider. Je sais que tu n’as pas encore lu ma pièce, je suis désolé d’ailleurs je sais que ta recherchiste aurait aimé en avoir une copie avant l’entrevue, mais il y a dans ce texte des vérités trop éclatantes pour les révéler à tes subalternes. Mais comme tu t’en doutes, je puis te dire maintenant qu’il y a dans cette tragédie une scène qui ressemble en tous points au meurtre de mon père. Peux-tu t’asseoir près de l’usurpateur et observer ses réactions ? Seulement son visage, ses yeux parleront. J’y jetterai aussi un coup d’oeil général, de loin.

HORATIO Je ferai tout ce que tu veux. Je ne te laisserai pas tomber Hamlet, tu connais la ferveur de mon amitié pour toi. Tu sais que je suis convaincu, autant que toi, de la culpabilité du roi. Il me semble même que toute cette mise en scène est superflue. Mais s’il le faut pour te convaincre d’agir, je ferai tout ce que tu me demandes. Ils arrivent. Va à leur rencontre pendant que je range tout ça. Je ne serai pas long.

Entrent Claudius, Gertrude, Polonius et Ophélie.

CLAUDIUS Mon fils, c’est très délicat de votre part de nous laisser entrer avant tout le monde.

HAMLET Il est tout naturel que le roi et la reine aient le loisir de choisir les meilleures places.

CLAUDIUS Ce théâtre, cette frénésie de la première, ça me rappelle l’Université. Vous savez que j’ai joué Shakespeare à l’Université, n’est-ce pas ?

HAMLET J’ai eu vent de vos talents d’acteur, Majesté, ne doutez pas que l’écho de vos performances d’antan résonne encore bien fort au royaume du Danemark. Il y a en vous cette capacité de rayonner dans toutes les situations, il semble que vous jouiez le séducteur et le meurtrier avec beaucoup d’aplomb.

GERTRUDE déjà assise aux premières loges Mon fils, venez donc vous asseoir près de moi

HAMLET se tournant vers Ophélie qui a choisi un siège plus loin derrière Oh, loin de moi l’idée de vous offenser Mère, mais il y a là-bas une cuisse plus confortable. Dame Ophélie, permettez que je me colle à votre sein ?

OPHÉLIE Vous blaguez, prince Hamlet ? Une telle proximité me rendrait bien inconfortable, vous n’êtes pas sans ignorer ma pudeur virginale.

HAMLET Croyez-vous que je vous fasse du charme ? Détrompez-vous.

Hamlet s’asseoit près d’Ophélie. Agitation. Entrée du public.

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